((Le soir entre,...)
Par le bois
(Le soir entre,...)
Le soir entre, s'assied dans la pénombre rouge,
Dresse ses ailes d'ombre en la clarté qui bouge
Et rêve! Il est notre hôte, accueillons-le tous deux
Et laissons librement à l'essor vaporeux
Qui nous vient visiter, la porte large ouverte.
Ecoute! La forêt, non plus chantante et verte,
Mais rauque et ténébreuse autour de nous s'endort
Pendant que de la mousse une amertume sort,
Apre, qui vient griser d'un pénétrant breuvage
Nos sens très affinés de faune ou de sauvage.
Senteurs de source fraîche et de menthe et de buis
Montent comme à la bouche obscure d'un vieux puits;
Senteur de l'infini, senteurs de la nuit nue
Dont la bleuâtre chair frissonne et se dilue
A la vitre où s'épand la vive floraison
Des fantasques bouquets éclos par les tisons,
Calices crépitants aux sanglantes macules,
Fleurs dont chaque pistil s'étire et gesticule.
Jette ces épineux ajoncs sur les landiers
Et restons genoux à genoux près du foyer.
Du reflet empourpré de nos songes s'éclairent
Nos coeurs avec les murs du logis solitaire;
L'univers trop étroit a disparu pour nous;
Nous ne sommes qu'un couple uni de ramier doux
Qui vivent inconnus par la forêt profonde,
Blottis l'un contre l'autre et livrés à l'instinct,
Libérés de penser comme pense le monde.
Et rien autour de nous de gênant et d'humain,
Des bêtes seulement dont nous partageons l'âme,
Un cerf énamouré sous la lune qui brame,
Et peut-être, à travers la nuit s'épaississant,
Muet et promenant des yeux phosphorecents,
Un loup. Partout l'espace et la fruste nature,
Et le bois fraternel ouvrant son arche obscure,
Et la terre et le ciel et le vaste au delà
Qu'un dogme mensonger trop longtemps nous voila;
Loin des ineptes freins qu'ont accepté les hommes,
Ah! soyons tout entiers enfin ce que nous sommes;
Dans la hutte sauvage avec son toit de joncs,
Percevons l'infini puisque nous nous aimons.
Et laisse entrer le soir, qu'il s'asseye et protège
Le seuil clos et le lit près de la cendre tiède
Où la flamme indécise en vacillant s'éteint.
Serrés l'un contre l'autre et livrés à l'instinct,
Au farouche désir, tel un fleuve à la rive,
Nous saurons deviner avec sa profondeur
Et son déchaînement l'étreinte primitive,
Et dans son abandon nous aimer comme on meurt.
Par l'Amour, 1904