Bucolique
Bucolique
I
Le berger
Chevrier, l'alouette au lumineux ramage
Est moins gaie que ta flûte, où vibre du soleil,
Quand l'aurore songeuse effleure de l'orteil
Les prés roses du ciel et penche son visage
Vers la terre dormant encor et qui s'étire.
Elle n'imite point la source dont soupire
Le coeur inassouvi et toujours palpitant.
Ta flûte est un rayon, ta flûte est un sourire
Et rien qu'à l'écouter l'horizon s'agrandit
Et ton troupeau plus vif sur les rochers bondit;
Du thym, du serpolet, la nuance s'avive.
Ma musette toujours inquiète et plaintive
N'a pas entre mes doigts pourtant le caressant
Savamment de si clairs et si tendres accents;
Un obstiné souci habite ma pensée
Et toute la beauté de vivre en est blessée.
Je suis l'esclave de la Mort, elle m'attend
Au seuil de son palais de terre et d'ombre et quand
J'aurai rempli ma tâche à son gré, la cruelle,
Pour me récompenser, crèvera ma prunelle,
Décharnera mon corps et fera de mon front
Raisonnant une cendre où des vers logeront.
Le chevrier
Oui ma flûte est joyeuse et le soleil se mire
Dans ses chants ondoyants et l'amour y respire
De ce bel univers à notre oeil dévoilé,
De l'instant bienheureux, dont fuit le pied ailé;
Je la voulais agreste et sonore et limpide
Pour que sa voix réponde exacte à mes transports
Et j'ai choisi moi-même, au bord de l'eau que ride
La musicale brise, un peu gluant encor
De sève, les roseaux qu'il me fallait; ensuite,
Au creux d'un orme ancien, dont l'écorce s'effrite,
Cauteleux, un beau soir, j'ai volé, d'un essaim,
Sous la mousse caché, le précieux butin
Et, noyant dans la cire une mèche de chanvre,
Je joignis deux roseaux, juste à point pertuisés,
Puis j'essayai la gamme à l'éclat irisé,
Où tout un arc-en-ciel riant vint se suspendre.
Et depuis ce jour-là bien souvent j'ai chanté,
Ainsi que le grillon, la crissante cigale,
Sans que nulle ombre en moi, lugubre, ne s'étale,
Simplement, fervemment, le bonheur d'exister.
Je suis libre, je vis debout dans la lumière
Et nulle prévision importune n'altère
Cette sérénité, où mon esprit se plaît;
Imite-moi, Berger.
Le berger
Ton bonheur est complet
Et je l'envie; hélas, j'ai beau ruser et feindre
Et tenter mille soins, je n'y saurais atteindre,
Nos métiers sont divers, Chevrier, tu poursuis
D'un pas vif, tes boucs noirs et tes rétives chèvres
Vers les sommets lointains qui, pour tenter leurs lèvres,
Nourissent l'ébénier près du myrthe et des buis;
Et, quand une femelle, à force de caprice,
Egare ses petits, tu dois les rechercher;
Les recueillir, bêlant, aux crêtes d'un rocher;
Les rattacher au pis de leur folle nourrice.
Si le bouc en amour, dont luit l'oeil de rubis,
Pourchasse le troupeau d'une corne trop dure,
Il faut le retenir; et tes gestes subis
Savent dompter à point sa trop fougueuse allure.
Tes jours sont si remplis, si comblés que tu n'as
Pas le temps de songer. Et tu t'assieds las,
Sur la mousse entourant d'un anneau vert les sources,
Auprès de ton troupeau fatigué de ses courses,
Tu ne veux que bercer ton repos par des chants;
Et moi, je les entends, vers les soleils couchants,
En volutes, monter comme un encens rougeâtre,
Tandis que ma musette a des sons pleins de nuit.
Puisque je dois mourir, tout me navre et me nuit.
Le chevrier
Eh! berger, laisse donc ces absurdes pensées
Aux philsophes qui s'en vont lugubrement
Habiter un tonneau sous des loques percées;
Aux soucis, aux regrets - sans cesse blasphémant,
Le jour qui leur sourit - sombrement, ils se livrent
Et prétendent pourtant aimer les dieux; je dis
Qu'ils les outragent. Les dieux veulent qu'on soit ivre,
Au trébuchant désir, leur regard applaudi
Ils nous accordent l'heure en fête pour la vivre
Et s'offensent de tout ingrat renoncement.
Ne les insulte plus par tes propos déments.
Provoque donc l'oubli de tout ce qui défleure
Le plaisir d'exister; en ta fruste demeure
Baise l'Amour riant!... Ne pense plus, agis.
Au lieu de te coucher auprès de tes brebis
Trop dociles, va-t-en, avec ton chien qui jappe,
Ou mordille en courant parfois un flanc laineux,
Vers les coteaux lointains qu'une herbe épaisse drape;
Vers la source plus fraîche et l'horizon plus bleu.
As-tu quelque loisir? Pour loger tes abeilles,
Recueille alors l'osier et tresse des corbeilles;
Ou prépare le van, qui d'un beau mouvement,
Plus tard séparera l'ivraie du blond froment.
En deviendras-tu moins la cendre au fond de l'urne,
L'ombre obscure rôdant à la rive nocturne
Pour n'avoir pas goûté le radieux présent;
Du geste, repoussé les dons charmants de l'heure?
Ta prévoyance, ami, affreusement te leurre.
La délectable vie s'offre à toi; jouis-en;
Elle est le fruit, le pain, l'ivresse qui libère,
Le baiser et le spasme et tout ce qu'on vénère.
Et comme ton bélier, domptant cette brebis,
Et comme le soleil lourd fécondant la terre,
Possède-la! Crois-tu que tes pauvres habits,
Ton lit d'herbe séchée et ton toit qui s'accroche,
Tout vétuste, au rebord d'une verdâtre roche,
La répugne, la vie? Nous sommes ses amants
Préférés au contraire. Eh! vois, elle prodigue
Ses trésors les plus doux à l'habitant des champs.
Quelle saveur n'ont pas le pain d'orge et la figue,
L'eau pure que l'on boit dans le creux de la main,
Alors qu'un labeur cher, dès le premier matin,
Vous arrache au sommeil, au rêve, au loisir vain.
Dans nos veines circule et palpite la sève
Qui nourrit le froment et dont le bourgeon crève;
Et, tiens, cette vigueur, que l'on sent éclater
En soi, n'est-elle pas presqu'une volupté?...
La sagesse est de vivre arfemment et sans crainte.
Le berger, hésitant et s'interrogeant.
A quoi bon mélanger au miel doré l'absinthe?
Le chevrier
S'en composer un philtre à l'amère torpeur?
Il est temps de songer à la mort quand on meurt.
Les Pastorales, 1908