Ce Christ...
Venise
Ce Christ...
Ce Christ que je concevais tout à l'heure comme l'image du destin autoritaire, eh bien non, il n'est pas si terrible. cette icone est autre chose qu'une représentation du destin et même du divin: les byzantins l'ont cru la divinité même. Elle est au fond l'ultime effort de l'anthropocentrisme grec. Il a détrôné les dieux de la joie de vivre, le Christ de majesté, mais il est leur héritier; et s'il réprouve les jubilations vulgaires, il a déterminé la conception, la constitution de son entour. Et cette spendeur du décor, ces voûtes dont les arceaux gemmés capturent et retiennent les élans de l'âme, ces marbres, ces onyx prodigués, cet or suintant, découlant, ce dôme que l'imagination peuple si facilement des assises plénières de l'impérator céleste, des choeurs de séraphins joueurs de lyre, de harpe, de théorbe, tout cela, comme je l'ai pressenti, est bien une extériorisation magnifique d'un rêve de paradis sur terre, où se substituent aux plaisirs insuffisants d'exister seulement selon la nature, les délectations prestigieuses
d'un mysticisme extatique et violemment sensuel et qui incite, non pas rien que l'âme, mais la personne humaine tout entière, âme et chair, soulevée de spasmes et de sanglots, aux abandons, à l'amour suprême, à l'amant jaloux, au Christ farouche et cela jusqu'aux félicités morbides, épuisantes, suraigües et qui confienent, par leur intensité même, à la douleur.
Et j'avais donc mal entendu les paroles subtiles de ce Christ byzantin, de ce Christ alexandrin: "au commencement était la Force." - Plus attentivement, j'ai prêté l'oreille et j'ai compris: "au commencement était l'Amour."
Clartés, 1907