(Je sens mon âme chancelante)
Je sens mon âme chancelante
Je sens mon âme chancelante
Et nue ainsi qu'une bacchante,
Ivre des parfums excessifs
Des orangers aux lourds fruits d'ambre,
Des plages où le flot se cambre
Et monte à l'assaut des récifs;
De ces parfums aigus qui blessent,
- Traits durs par l'amour décochés -
Des algues, des lointains rochers
Que l'écume errante caresse;
De tout ce que voudrait saisir
D'infini fuyant mon désir.
Le vent bleu danse, corybante;
Tout là-haut, dans le ciel qui chante,
Au bord des corteaux crêpelés
D'azur, comme aux temps en allés
De Virgile et des Bucoliques,
Sommeillent des logis antiques,
Carrés, d'une blancheur de marbre,
Que parent les fleurs de cinabre
Des grenadiers; et sous les pins,
Les oliviers céruléens,
Dont les rameaux tentent leurs lèvres,
Vont rôdant des boucs et des chèvres.
Mercure encor, le beau berger,
Qui porte au flanc la panetière,
Garde les troupeaux étagés
Sur la falaise solitaire;
Accorde aux flexueux échos,
La double flûte de roseaux.
Le vent danse, corybante,
Sous sa couronne de jasmins,
Je l'écoute. La mer dolente
Soupire et me baise les mains;
A son étreinte, je me livre,
Vaste comme elle: je suis ivre!
M'unissant à l'immense choeur
Des flots où le soleil chavire,
A la chanson du Dieu rêveur,
Que l'espace immobile admire,
Aux flux des parfums insensés,
Plus oppressants que des baisers,
Je vais vers l'univers que j'aime,
Perdant la trace de moi-même,
Hors de mon humaine prison,
Pendant qu'au lointain horizon,
Au bord de la mer alanguie,
Des voiles rougeoyantes fuient...
Dans "Naples"
Clartés, 1907.