La chanson du fuseau
Chansons
La chanson du fuseau
La vitre est d’or parmi la brume;
Auprès de l’âtre qui l’enfume,
Assise sur son escabeau
Et dans l’art des chansons savantes,
File la vieille servante.
- Ah! tourne, tourne mon fuseau! -
“N’avais-je pas, amant champêtre,
Gravé à l’écorce d’un hêtre
Le nom de Lise? - O noir tombeau,
A cette heure sois mon asile
Puisque d’elle le sort m’exile!”
- Ah! tourne, tourne mon fuseau! -
La voix du passé qui radote
S’embrouille incertaine et falote,
Car la lessive est au cuveau
D’où tombent des gouttes tenaces,
Récit dolent que rien ne lasse.
- Ah! tourne, tourne mon fuseau! -
Dans le brouillard rouge qui flotte,
La voix intimement chuchotte
Un fantastique fabliau,
Des landiers d’où le feu s’élance,
De l’horloge et de la crédence.
- Ah! tourne, tourne mon fuseau! -
Frôlements doux d’ailes plaintives,
Des voix palpitent aux solives:
Chants d’amour, rythmes de berceau,
Sanglots près des lits mortuaires,
Baisers qui ferment des paupières.
- Ah! tourne, tourne mon fuseau! -
Mais, lointaines musiciennes,
Se fanent “les voix anciennes”.
(Le temps fuit comme un passereau!)
Dans un bourdonnement de ruche
S’effondre la dernière bûche.
- Tourne encor, tourne mon fuseau! -
A côté de la cendre éteinte,
Plus vague la lessive tinte;
La lune blémit au carreau
Et près du foyer, sans lumière
Dort la spectrale filandière,
Dort en oubliant son fuseau.
19 février 1904.
Par l’Amour, 1904.