Marie Dauguet

Rome

Rome

 

   Ce Forum romain, il est difficile de se figurer que même au temps des empereurs, l'aspect en fut imposant et d'une réelle beauté. Aujourd'hui, la vue est sinistre de ce bas-fond étroit, encombré de morceaux de colonnes, de briques, de pierrailles, couturé, bosselé, lépreux, rongé, par de louches végétations s'insinuant partout au dallage de la voie sacrée. D'horribles petites églises sont juchées sur les débris de ce qui fut des temples.

   Et comme elles sont saccagées ces quelques grandes colonnes qui se dressent encore, les fûts, les chapiteaux, éraflés, cassés. ce qui reste des monuments indique qu'ils ont été frappés sauvagement; on dirait meurtris avec une ardeur haineuse qui ne s'allume généralement que lorsqu'il s'agit de massacrer de la chair humaine.

   Pourtant on essaie de restituer la grande figure de Rome, mais c'est ici surtout que Rome est morte, absente à jamais d'elle-même; son fantôme en fuite, dissous, s'évoque à peine.

   En vain monté au Palatin, on interroge les débris de palais, les bords de la vieille citerne que traverse le mur de Romulus et par qui l'on retourne à des temps si mystérieux; laisse-t-on des heures, errer ses yeux au long des voûtes à moitit effondrées et fleuries de réséda sauvage: nulle forme ne se précise de ce qui fut.

   Des herbes folles, des coquelicots dansent au soleil silencieux; des corneilles dérangées s'effarent et crient. C'est l'atmosphère d'un perpétuel dimanche, d'un dimanche de Maeterlinck dont toutes les heures sont mortes.

   De vagues sonorités s'élèvent, planent d'un vol gris, si l'on s'égare dans un escalier qui plonge on ne sait où sous terre... dans ce vestibule où Caracalla fut poignardé.

   Partout autour de soi, un sol gonglé de ruines, de ruines décomposées et d'impossible résurrection.

   Et, dans mon regard, tout s'est fait cendre: les squelettes des monuments, la ligne des horizons chargés de décombres, cette terre que tourmentent d'innombrables enfouissements et souvent empestée comme celle d'un charnier.

   Quel dégoût du vouloir envahit. On se devine menacé du mal des pires clairvoyances et la lutte s'impose pour la conservation des aveuglements nécessaires; car cette voix de l'Ecclésiaste qui résonne partout ici, répercutée par ce silence, devient si éloquente... si persuasive! Cette voix, je l'écoute, malgré mon désir de lui échapper; elle me berce invinciblement; une langueur ensorcelante m'envahit. Je l'écoute: au fond d'un cloître désert, les soupirs du vent. La vie se retire de moi; je partage le sort de ce qui m'entoure, identifiée au délaissement résigné des choses, acceptant que l'amour passionné de la vie aboutisse toujours et partout à ces somnolences, à cet abandon, à cet à quoi bon suprême...

   Assise dans les ronces et les lierres au bord d'un éboulis qui domine le Forum, dont la perspective s'étale à mes pieds, j'écoute cette voix... et aussi très lointains des roulements de chars s'éloignant sur la Voie sacrée; et encore des accents qu'étouffe l'épaisseur du temps, rythmes superbes et qui semblent monter des rostres là-bas... en l'ombre tombant du Capitole... un murmure de cendres qui rêvent.

 

***

 

Eh bien non, ces ruines ne sont pas inertes, plus on y retourne - sourdement et vaguement il est vrai - elles se peuplent et s'animent...

 

Début du chapitre intitulé "Rome"

 

Dans Clartés, 1907.



10/09/2012
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 4 autres membres